
Mes 7 Majeurs démarrent bien loin des Alpes. Les 360km et 11000m de dénivelé y sont encore un concept bien abstrait.
Du Sud Finistère à Briançon, c’est un premier défi que de traverser la France en diagonale. J’ai ajouté au vélo et à tout l’équipement cycliste de quoi enchaîner avec deux semaines de randonnée. Pourquoi faire simple ?
Mulet singulier, je traverse par le rail une France jaunie par une sécheresse intense et historique. Il suffoque ce beau pays et tire la langue autant qu’il peut. Je récupère une voiture à Grenoble et quelques heures plus tard me voici, ce mercredi 10 août 2022, au pied de la citadelle briançonne, dominant ses cinq vallées, gardienne d’un autre bout du monde.
À peine passé le Lautaret, je suis accueilli par une pluie battante. Moi, le Breton qui n’avait pas vu une goutte depuis un mois et demi, je devrais jubiler. Au contraire, l’angoisse monte d’un cran. Le ciel s’est assombri et dans le noir tombe désormais des cordes. Et si demain je recevais le même traitement ? Que ferais-je si fragile et seul dans la lointaine Italie ?
L’hôtel Vauban est situé au cœur de Briançon. Propre et habitué aux cyclistes en tous genres, il m’accueille avec une sympathie presque familiale. À peine le temps de sortir mon vélo de sa valise, de le monter, d’ingurgiter les pâtes réglementaires et je gagne prestement mes pénates. Départ 6h45 demain.
La nuit est plus courte que prévue. A 4h45, l’excitation me réveille. Il faut dire que je l’ai attendu ce moment. Un an et demi depuis que la lecture de 200 m’a mis cette aventure en tête. J’ai parcouru des dizaines de récits plus ou moins bien sentis, je connais pas cœur l’enchaînement des cols. Et puis j’ai déjà laissé tomber le projet une fois en juillet. En dehors des vacances, la logistique était trop complexe. Mais à 4h45 cette excitation n’est-elle pas plutôt de l’angoisse ?
Je jette un œil à mon téléphone. Je sursaute. Ce soir, dans la soirée, au milieu du périple, je m’arrêterai à Vinadio en Italie. Météo France y prévoit désormais un orage fort vers 17h, heure de mon passage. Les prévisions pointent même un risque important de grêle. La situation de la veille, ces cordes violentes s’abattant sur le centre-ville de Briançon, se rappelle à moi. Je suis déjà à deux doigts de renoncer. Et si je faisais deux jours de vélo dans les environs ? J’y ai certes déjà fait tous les cols possibles ces dernières années mais peut-être est-ce plus prudent ?
J’appelle mon père. Agriculteur, il est déjà levé. Il me conseille la prudence. J’hésite. Pendant plus d’une heure, je dissèque, hagard et anxieux, les bulletins météo. Je relis les témoignages de ceux qui ont connu l’orage et me met en tête que nous ne sommes pas faits du même bois, que je céderai à la première pluie.
Finalement, le gérant de l’hôtel me convainc de partir. « Au pire, vous vous abriterez une heure, ça ne fera que plus de souvenirs. Quand on part pour une folie pareille, on ne s’arrête pas à cela, si ? ». Sagesse imprudente.
Je décide de faire fi du conseil paternel. Je sens mon cœur heureux. Je m’en serais voulu de ne pas le faire. Et puis aurai-je toujours la bonne condition physique ? Le bon créneau ? La vie passe vite.
Je m’élance à 7h19. Une petite photo devant le rond-point du chamois et je commence mon ascension de l’Izoard.
Il est doux l’Izoard de bon matin. Je le connais et j’ai la sensation de retrouver un bon ami.
Je sais qu’il est sympathique et régulier. On passe les petits villages qui surplombent Briançon puis on gagne aux première lueurs du jour la haute montagne. « Blop, blop »… un cache mal serré hier soir fait des siennes. Je m’arrête à mi pente dans un hôtel, quémandant à des tenanciers affairés au petit-déjeuner de leurs hôtes, la clé Allen adéquate car, évidemment, je n’ai pas la bonne. Je repars plus paisible, apercevant au loin les premiers lacets enserrés de sapins.
Un bruit inhabituel me fait lever les yeux. Une douzaine de skaters dévale la pente à grande vitesse. Comment s’arrêtent-ils ? Que se passe-t-il s’ils tombent ? Spectres sympathiques, ils me font même un léger salut. Hors du temps. Je poursuis l’ascension.
« Crac, crac » Que se passe-t-il de nouveau ? En ce début d’aventure chaque bruit suspect prend des proportions gigantesques. J’ai dû trop serrer mon guidon ? Ou alors la selle ? C’est le guidon. Quel idiot. Je suis déjà au refuge du sommet, pris dans mes angoisses mécaniques, je n’en ai pas goûté grand chose et j’en ressens une petite amertume. Je retrouve une clé et me remets en route pour de bon. Plus de bruits suspects. Je peux enfin rouler.
Je me laisse glisser dans la descente traversant l’aride et si célèbre casse déserte, je lâche les freins dans les longues lignes droites bordées de gras alpages.
Déjà il faut prendre à gauche et attaquer l’Agnel. Il me prend doucement, je le découvre avec un bon rythme et dépasse de nombreux cyclistes partis à la journée. Une Normande avec qui je discute à un feu de chantier, un couple pour parler météo. Et celui qui me donnera l’occasion de quelques lignes : Papy Cyclo.
Dans une ligne droite, j’aperçois au loin deux vélos. L’un a quelque chose d’inhabituel. Il est très chargé. Les sacoches bombées pendent de chaque côté du porte-bagages. Il semble néanmoins monter à belle allure puisque je ne le rattrape qu’au bout de longs kilomètres. Il s’agit de l’épouse du phénomène qui déjà m’interpelle. Papy Cyclo a 70 ans, des cheveux blancs et un maillot de son club aux couleurs suspectes. Madame roulait en électrique, me voilà rassuré sur cette étrange facilité. L’Agnel a maintenant quitté ses atours innocents et bêle un tout autre air. Un air rare, des pentes plus raides.


Je dépasse l’ancien tout doucement mais aisément. Est-ce le « Monsieur » par lequel j’ai ponctué mon bonjour amical qui aura titillé son orgueil ? Est-ce ma sacoche de selle ? En tous les cas, après avoir lâché 100m, Papy a haussé le rythme. Il halète derrière moi. Et même à pareille distance j’entends sa respiration, les râles encombrés. Peu inquiet de sa santé cardiaque, je continue à mon rythme. À mesure des virages et le sommet bientôt en vue, nous continuons de dépasser des cyclistes de tous âges. Le bruit rauque dans mon dos persiste. De plus en plus fort. Il n’est plus qu’à 10m. Contrairement à mon habitude où j’aurais assurément mis une bonne sacoche pour lui faire oublier toute velléité de dépassement, je suis dans un autre monde, une autre dimension du sport. Je cours sur deux jours. Je ne taperai pas les 200 pulses ce matin. Ni même les 180. Ce n’est même pas une règle, cela s’impose à moi. Après 7 ou 8 kilomètres de cette patiente poursuite, Papy me dépasse brutalement. Il a écouté les conseils avisés de Laurent Jalabert. A peine rentré, il a contré !
Quand, quelques mètres devant moi, il se retourne légèrement pour voir où j’en suis je ne peux m’empêcher de rire. On a tous un enfant de 8 ans au fond de nous. Un championnat du monde à remporter.
J’en oublie l’Agnel. Le fond de vallée est superbe, les lacets s’enchaînent dans un paysage devenu rocailleux et dont les hautes pentes montrent elles aussi les stigmates de la sécheresse. L’herbe y est d’un vert trop clair. Je repense à la couverture de 200. Celle qui m’a piqué pour cette aventure des 7 Majeurs. Je la retrouve quand même un peu.
Au sommet, j’aperçois mon vétéran favori. Il a l’air triomphant tandis qu’arrive son sherpa électrifié. Je souris encore.
Un clic-clac devant la roche indiquant la frontière et je file en Italie.
Je crois que les 7 Majeurs débutent vraiment ici pour moi. Il n’y a plus d’échappatoire.
D’ici on ne rentre plus à Briançon avant la fin d’après-midi. Plus d’issue pour échapper à cette épée de Damoclès météorologique qui depuis le réveil pèse sur mon enthousiasme. Chaque heure qui passe je m’imagine le soir même, grelottant au pied d’un sapin italien, anxieux de l’éclair qui viendra abréger ma souffrance. Est-on lucide quand on part pour pareille aventure ?
A Chienale, on m’indique une boutique qui fait des « sandwichs ». Je ne sais si la feuille de salade, la tranche de rosbeef et le morceau de tomate glissés dans un pain sans levain et sans assaisonnement méritent le qualificatif de panini que l’homme dans sa cabane a attribué à mon repas mais il m’en fallait peu et surtout il me faut avancer. Atteindrai-je le sommet de la Fauniera, 100km plus loin, avant la grêle et l’apocalypse ? La pensée qui m’obsède et me plonge dans un long contre-la-montre parait bien saugrenue quand dans le ciel immaculé le soleil est au zénith.
Une fontaine plus tard – à que nous pourrions parler des fontaines et de la joie qu’elles procurent – me voici à un carrefour entre un bar visiblement branché vélo et un garage. A droite, « Colle Sampeyre » est affiché sur un petit panneau marron et blanc. On l’attaque par la forêt. Le revêtement neuf est merveilleux. L’ombre des feuillus permet soudainement de respirer. La pente est forte mais sur ce bitume rien ne peut m’arrêter. Sampeyre dans son entame a des dehors de Mollard ou de Mortirolo. C’est plutôt le sadisme final du Mortirolo qui soutiendra bientôt la comparaison.
Quelques kilomètres plus tard, le masque tombe comme tombe en lambeaux le revêtement. On ne m’avait pas prévenu que les pneus tout terrain étaient à mettre dans les bagages. Aux nids de poule succèdent les crevasses, le gravier, les pierres énormes qui attendent avec délectation le pneu mal orienté.
Les pentes sont régulières, les voitures plus nombreuses qu’attendu. Je monte confiant.
Ma selle soudainement s’abaisse. Elle n’a pas supporté la sacoche de selle et les cahotements de la route. Je la remets, resserre un bon coup et repars. Jamais facile dans la pente.
On s’élève, toujours en forêt, quasi jusqu’au sommet. A gauche une grande prairie se fait jour. Au fond, j’aperçois une famille qui fait la sieste au soleil. Seuls au monde à près de 2000m près d’un chalet où ils doivent séjourner.
L’irrégularité vient décidément de la route. C’est un paramètre que je n’avais jusque-là jamais ajouté au vent et au dénivelé. C’est une erreur.
Au sommet, comme en haut de chaque col d’ailleurs, des motards font briller leur cuir devant le panneau indiquant l’arrivée. Il doit y avoir dans ces montées pétaradantes un côté épique qui m’échappe. Suffisant pour que des sourires fiers ornent chaque photo. Et, ma foi, bien pratique pour être soi même pris en photo. Car il faudra prouver, si on arrive au bout, aux fondateurs de la Confrérie des 7 majeurs qu’on fait bien partie des braves, qu’on les a roulés ces 360km.

Je me jette dans la descente, d’abord lente, plate, puis de plus en plus rapide. Le revêtement s’améliore. J’atteins les 60km/h. Je file, Gore Tex sur le dos. Le soleil rayonne toujours mais je vois déjà sur quelques cimes s’amonceler les nuages. Contre-la-montre. Il est 16h30. Tu vas ramasser, Alexandre.
Hop, je prends à droite et remonte la vallée. Le vent fait des siennes, m’attaquant de face tandis que je traverse un village italien. Je m’arrête une ultime fois ce jour là à une fontaine. À gauche, « colle Estichi » s’écrit en lettres blanches. N’est-ce pas la Fauniera que je vise en théorie ? Est-ce une erreur ? Le GPS semble formel.
La Fauniera démarre doucement, propre, belle, un petit tunnel nous fait passer le long d’une falaise. On atteint un petit village. À gauche toute et là commence réellement l’ascension. La route se cabre légèrement, nous traversons les sapins et de gros blocs rocheux, quelques chalets semblant presqu’abandonnés longent la route.
Au fond de la vallée, les nuages qui enserrent les hautes montagnes prennent une couleur gris violet. Vision terrifiante qui me pousse à appuyer autant que possible sur les pédales. Le revêtement se dégrade, des dizaines de mètres en chemin de pierres aiguisées où chaque mètre me fait craindre la crevaison. Les cuisses commencent à être lourdes dans cette quatrième ascension du jour.
Crainte des jours passés, un panneau indique 20%. Je le connais par cœur ce panneau, je l’ai vu en photo dans 200, un cycliste marchant à son passage. Dans ma tête, je devais passer facilement, roi des pentes alpestres. Dans la réalité, je n’hésite pas un instant. Vu le revêtement, mon bagage et mon état de fatigue, l’honneur est bien peu de chose. Surtout sur 200m. Quelques pas douloureux et je repars en selle.
Les kilomètres passent et j’atteins un petit chalet. Il ne reste plus, en théorie, que 4 kilomètres jusqu’au sommet de l’Estichi. L’orage ne gronde pas, les nuages restent sur l’autre versant de la vallée mais le vent se lève. Il faut accélérer. Vite, vite.
Estichi. Je sentais pourtant le coup fourré. Les quatre derniers kilomètres du col furent interminables et pourtant. L’Estichi n’était qu’un mirage, un de ces cols de transition plantés à 2-3 km du sommet. Le Glandon en montant la Croix de fer, le Soulor en gravissant l’Aubisque. Il paraît loin le col de la Fauniera. Le vrai. 2km en réalité mais dans ce décor granitique, il prend des allures de montagne du destin. Tout au loin là bas. Et ces nuages qui avancent vers moi. Débranche.
J’y arrive avec fureur et soulagement passant devant la statue du pirate Pantani sans dire bonjour.



Soulagement. Je ne mourrai pas criblé de grêlons dans la Fauniera. Je peux enfin profiter. Baigné des lumières de la fin du jour, j’attaque la descente. Quelle joie. À toute berzingue, comme libéré d’un poids. Je file, l’air du soir sur mes joues. Heureux d’avoir échappé à une soirée pleine de dangers. Les rais de lumière dorent les montagnes.
Tout y est calme, voluptueux, chaud.
Les camions qui me frôlent tandis que, la descente terminée, je remonte la vallée de Demonte ne gâchent pas mon plaisir. Les kilomètres paraissent longs mais à la fin on ne compte plus. Vinadio.
L’hôtel-restaurant Ligure compte parmi ces établissements de montagne plus éternels que la neige. Rien n’a de prise sur leur carrelage ou la tenue jupe-chemise soignée de leurs serveuses. On y mange un menu limité qui requinque le cycliste affamé.
Les antipasti suffiraient à vous satisfaire mais c’est sans compter sur les raviolis qui suivent (le fameux secondi piatti) et le tiramisu qui ponctue le tout.
Sans compter la bière que je commande pour la délicate satisfaction de la première gorgée et que je finis évidemment par politesse. J’engloutis tout cela d’un air coupable. J’ai passé l’année de la Marmotte à conclure chaque écart par un « ça se paiera dans le Galibier » qui finit par agacer mes proches. Je n’y pense pas. Les 7 Majeurs sont une fête.
Bien sûr je dors mal, il fait chaud, il n’y a pas la clim (le Ligure, sorti du passé, est déjà dans le futur) et gageons que les doses d’endorphine reçues pendant 10h de selle n’améliorent pas le sommeil.
A deux kilomètres de Vinadio, vers 7h, j’attaque la Lombarde. Disons plutôt que je la caresse. Elle est tendre la Lombarde. On y accède par un petit escalier de lacets moelleux. Le soleil se lève sur les grandes parois de pierre qui bordent le vallon et son petit torrent. Il fait déjà 18-20 degrés. Je double deux femmes en rose, montant tranquillement en devisant gaiment. Comment ne pas chuchoter dans cet écrin ?
La Lombarde m’a échauffé avec une tendresse presque maternelle mais me rappelle maintenant qu’elle n’est pas un Majeur pour rien. Les pentes passent les 8-9% et tandis que nous passons d’un bord à l’autre du torrent les lacets se font moins sympathiques.
« Crac crac » je sens encore mon cadre. Où serait-ce ma selle ? Je joue de la Clé Allen. Une pensée me prend alors qui ne me quittera pas de la journée. Je n’arriverai pas au bout du défi sur incident mécanique. Je vais casser ma chaîne, c’est sûr. Très probablement dans le dernier col ou dans la dernière vallée. Cela m’est arrivé une fois, à Pâques, entre la Creuse et Angoulême. Un improbable réparateur de vélos ambulant m’avait sauvé la mise mais cette fois-ci je suis cuit. Pas de miracle. Pourquoi n’ai je pas pris le maillon d’attache rapide et le dérive-chaîne ? Je suis dans l’irrationnel, je ne pousse peut-être plus autant par peur de tout casser. Ne suis-je d’ailleurs pas depuis le départ dans l’irrationnel le plus total ?
Les voitures me dépassent. Pas besoin de regarder la plaque. Celles qui s’écartent correctement, même si souvent de moins d’1m50 je vous rassure, sont françaises. Celles qui, malgré une belle visibilité vous frôlent, sont italiennes. Il y a là une certitude, un théorème. Comme si le IT collé à la plaque protégeait les cyclistes d’une invisible calandre. Parlons en au perroquet de feu Michele Scarponi.
J’arrive au sommet. Le rituel est désormais bien rodé. Photo, manchettes, veste et c’est parti.



Je traverse la station d’Isola, étonnement pleine de vie, contrairement à ce que j’avais lu, et descend de longues lignes droites au bitume parfait. Oserais-je un « bienvenue en France » ? Oula imprudent, ne va pas si vite. En sortant d’un tunnel, un jet d’eau boueuse blanche me tombe dessus. En deux mètres, mon vélo met ses couleurs de Strade Bianche. Quelques encablures plus loin, la DDE s’affaire. L’orage est bien tombé hier soir de ce côté de la montagne. La route est jonchée par endroit de graviers. Il est 9h et le macadam est déjà presque propre. Chapeau Messieurs !
Le village d’Isola est en vue. Il est temps de passer au gros morceau du jour : la Bonnette.
Sur le bord de la route, le panneau affiche 38km. Intraitable, mon compteur démarre aussi l’ascension. Le coup au moral est sévère. Quel calvaire. J’ai des souvenirs de l’interminable montée de Val Thorens qui ressurgissent, ma première ascension cycliste quatre ans auparavant, le désert des Belleville.
Heureusement les premiers kilomètres sont faciles. On monte depuis le petit village d’Isola sur une départementale fréquentée. La chaleur est étouffante. J’en suis à mon 5ème bidon du jour. J’essaie pour la première fois depuis le départ d’écouter de la musique. Mon habitude lors de chaque sortie pendant l’année pourtant. Mais les 7 Majeurs requièrent toute mon attention j’imagine.
Tout à coup, dans un long virage, un utilitaire blanc et bleu arrive en face à toute allure, une vitesse totalement folle, une spéciale de rallye. Le chauffeur se rend compte de son excès, freine, les pneus crissent, les roues droite se lèvent ! Une fraction de seconde, je vois la voiture s’élever de 5, 10, 15cm. Dans mon esprit, elle a fait des tonneaux et m’est arrivée en pleine face. Dans la réalité, elle retombe sur ces pieds. Il me semble apercevoir un rictus d’effroi sur le visage du conducteur que j’invective copieusement. Il est déjà sûrement bien loin. Mon cœur bat à 100 à l’heure. Le toit de l’Europe routière m’attend toujours.
À un carrefour, on tourne à droite. On longe un précipice, la route se rétrécit, les pourcentages grimpent. On lace et on relace. Un quinquagénaire me double prestement en tenue Rapha intégrale et me salue. Il fait demi tour quelques kilomètres plus loin. Je discute quelques minutes avec deux cyclosportifs que je viens de rattraper. Ils viennent de Nice. Je me souviens que nous en sommes à moins de 100km. Quel périple !
Le paysage prend de l’ampleur. Les lacets montent par la droite dans les alpages tandis que la vallée semble s’élargir. Je n’ai plus qu’un bidon. Il faut chaud et le sommet est encore à 14km. Je décide de remplir le second dans un torrent qui borde la route. Vous imaginez comme parmi les angoisses du jour j’ajoute désormais quelque bactérie au nom latin aussi imbuvable que l’eau qu’elle a infectée. Je vais mourir de soif ou de maladie. Ne jamais exagérer.
Le village suivant a certes un bar mais guère de fontaine. Je poursuis ma route. Les pourcentages sont là, je suis économe, pas de folie. Je relance tous les 200m en danseuse. La sacoche balançait les premières fois, je l’ai apprivoisée au fil des deux jours et peux me dresser sur les pédales sans prendre le risque de valdinguer. Équilibriste des pétards.
Passés les alpages, au pied des falaises, nous traversons un hameau en ruines, une dizaine de maisons uniformes, dégarnies de leur toit. On dirait qu’une colonie entière de bergers y fit son phalanstère avant de renoncer. Lunaire.
Le mot est adapté car nous pénétrons dans un autre monde, celui au-delà de 2500m. L’air se fait rare mais en dehors de la légère sensation de nausée qui me prend parfois au-delà des 2000m je ne le sens pas. Peut-être parce que d’habitude je passe allègrement les 180 battements par minute. Et qu’aujourd’hui je modère la machine, je n’en suis qu’à 160.
La vue des deux côtés de la crête que nous longeons sur la fin du col est vertigineuse. A gauche, les sapins sont de petits points qui égaient un parterre de vert et de gris. Les Alpes s’étendent à perte de vue. Pas le temps de flâner, il reste la fin du col, certes ensuite il y aura encore Vars mais à 2km du bout mon cœur est plus léger.
La Bonette nous joue pourtant un dernier petit tour. Une rampe à 15% le long d’une roche noire comme la cendre. De loin, elle est pour moi création du diable. Je tente de m’y atteler. Sont-ce les jambes ou me tête qui cèdent en premier ? Même mes mollets me brûlent quand je marche.
Je franchis le sommet sur mon vélo. Question de fierté et de principe.
Il a tenu jusque là, ce brave vélo noir. Fut un temps je l’avais nommé Bucéphale comme le cheval noir d’Alexandre Le Grand.




Redescends sur terre. Ce n’est pas fini.
La chaîne n’a pas encore cassé. C’est sûr qu’elle cassera. Il n’y a toujours aucun signe avant-coureur mais j’en suis persuadé. J’ai recensé les magasins de vélo jusqu’à Briançon. Si jamais.
La descente vers Jausiers est longue – 23km – et bien roulante. Je m’y glisse avec prudence. « Reste lucide », me dis-je. Nombre de cyclistes montent. Il fait pourtant chaud et à mesure que l’altitude baisse, le mercure monte. La France devra attendre encore deux jours pour sortir de la fournaise.
Jausiers et la vallée de l’Ubaye se découvrent en contrebas. Enfin. Encore quelques larges lacets pour atteindre les toits de tuiles rouges. C’est là que furent inventés il y a sept ans les 7 Majeurs. C’en est le point de départ historique. Pour moi, déjà presque lieu de pèlerinage.
Sur la place du village accablée de chaleur, on ne sert « que des burgers ». Joie de la France de 2022. Ce sera donc un Ubayen sans frites, un Coca et un café allongé sans goût.
15h. Il est déjà temps de repartir pour la septième ascension. Le col de Vars. La dernière ligne droite. Le bout du bout. Je me dis que ce sera simple, je fais interminablement le décompte du dénivelé restant. 2700m en tout. 1100m sur le col ? Et donc plus de 600 dans la remontée de vallée de la Durance ? La bosse de l’Argentière, à 70km de là, devient l’Alpe d’Huez, mon huitième majeur.
Vars est un coquin. On sait qu’il va falloir monter un peu plus de 1000m. Ce n’est pas grand chose par rapport à ce qui a été fait. Mais à mesure que l’on progresse dans cette vallée en longeant l’Ubaye, en passant l’Ubayette, seuls quelques pourcents passent sous les roues. 2,3,4… jamais plus. Je commence à craindre le pire car il faudra bien les gravir ces 1000m. En la matière, la concentration signifie rarement des économies d’énergie. Il reste 5km et 480m de dénivelé.
Comme à chaque ascension, ma tête est une calculette à pourcentages. Je divise des mètres par des kilomètres, je compare des panneaux indicateurs et des segments. Vars me fait savoir qu’il n’est pas majeur par hasard. Il n’est pas long mais il compense. Et voici la compensation. Les gros pourcentages à 11-13%, la limite basse de l’escalade, ceux que j’aime tant d’ordinaire. Le soleil rajoute probablement un peu de poids dans une musette déjà bien lourde des efforts consentis. Je sens que l’économie est terminée, je suis dans une autre dimension. Les cuisses brûlent mais j’ai mon rythme montagnard, j’écrase la pédale, métronomique. Je n’ai plus de cerveau. Toute mon énergie est concentrée dans le savant calcul des distances, des soustractions et des divisions. La chaîne tourne bien. Elle n’a toujours pas craqué. Alors je double un à un quatre cyclistes. Toujours en souriant. Les bonjours ont remplacé les Ciao et les Buongiornos. Je ne me sens pas puissant dans ces pentes, je ne me suis jamais senti puissant au long de ces deux jours. J’étais un épicier, un comptable des calories et des watts. Jamais trop fort. Je livre sur ces pentes les dernières forces d’un combat entamé 32h auparavant. Plus qu’un kilomètre, encore 9-10%. Je remets une dent, j’appuie. La chaîne pourra casser, elle n’a que 3000km mais elle est fragile je le sais c’est sûr, je m’en fiche, je descendrai en roue libre jusque Guillestre s’il faut. J’appuie. On ne voit pas le sommet. Il ne reste que 400m pourtant.
J’appuie. La route serpente encore. Derrière moi, le paysage est splendide. Je vois la fin du 7ème col. 7ème ciel qui culmine à 2100m. 7ème merveille de mon monde. Un sourire de jubilation s’allume sur mon visage fatigué. Routine habituel du forçat alpestre. Vous la connaissez : photo, manchettes, veste. Même à 32 degrés dans la vallée, je ne prendrai pas froid. Il reste 50km dont 18 de descente.

Après une recherche d’eau compliquée par les arrêtés préfectoraux limitant l’ouverture des fontaines, je suis fin prêt pour remonter la vallée de la Durance. Le Queyras à droite, les Écrins à gauche. Au milieu une large bande de bitume qu’on m’a déconseillé de fréquenter le jour tant la circulation y est dense. Je m’y aventure la socquette légère. Le bonheur d’une fin de 7 Majeurs consiste à passer sur le grand plateau et à mettre deux dents de plus que d’habitude. Je passe les 40 à l’heure sur les belles lignes droites. Pour la première fois depuis deux jours, je regarde le chrono et découvre qu’il me reste 1h15 pour arriver en moins de 36h. Ce sera mon alternative entre 24 et 48h, pile au milieu, entre maître et grand maître de la Confrérie.
Dans une courbe de la vallée, la nationale sert à droite le long de la montagne, elle monte subitement. C’est déjà la montée de l’Argentière tant crainte. Il n’y aura ni podium ni médaille mais je sais tout ce que cette dernière montée a de précieux. Dans les gaz d’échappement, stressé par le flux incessant d’automobilistes qui, à 18h un vendredi, sont sûrement pressés de rentrer chez eux, je monte ces derniers mètres glorieux et ému.
Sur cette route qui devient soudainement large après avoir traversé d’étroits villages, je touche au but. Joie.
Ça redescend. Il n’y a plus qu’à suivre jusque Briançon à 9km. Mais voilà que mon compteur m’indique de prendre à droite, de quitter la route nationale pour le chemin de Villaret. Je sens la bonne intention des organisateurs voulant nous épargner quelques kilomètres de ce parcours de trompe-la-mort mais les 100m de dénivelé supplémentaires qu’impose le chemin de traverse ont pour moi un goût de sadisme. Qu’importe, j’y vais. Légaliste jusqu’au bout.
La lumière du soir illumine Briançon de ses reflets dorés. La citadelle est majestueuse.
J’entre dans la ville en triomphe. L’émotion ne coule pas sur mes joues salées mais mon sourire bienheureux parle pour lui dans l’anonymat de l’été.
Devant la statue du chamois, je dégaine une ultime fois mon téléphone.
Mon récit fera la joie des retraités assis dans le lobby de l’hôtel. Triomphe modeste.
Sur mon maillot sale, un seul mot en lettres bleu marine : épopée. On conquiert en effet des mondes dans ces 7 Majeurs. Des mondes d’altitude et, comme dans chacun des ces aventures cyclistes, des mondes intérieurs.
Texte et photos : Alexandre GALLOU