Il y a quatre ans, j’ai enfourché mon vélo pour la première fois, à la recherche de sensations fortes, de dépassement de soi et de perspectives nouvelles.

Il y a deux ans, j’ai entendu parler d’une confrérie qui regroupe quelques passionnés dans un cercle fermé. Leur point commun ? Ils ont tous grimpé sept cols à plus de 2000 mètres d’altitude, parmi les plus durs d’Europe, dans un temps imparti. Les cols ? Les voici : Izoard, Agnel, Sampeyre, Fauniera, Lombarde, Bonnette, Vars. Certains sont légendaires, d’autres moins connus. Mais tous promettent d’être redoutables.

Ce défi s’est inscrit dans mon esprit. Je savais que je le relèverais un jour. Ce jour est arrivé le 22 juin 2024, jour de pleine lune, presque solstice d’été, avec des cols à peine déneigés. Trois mois de traversée à vélo de l’Amérique du Sud fin 2023, dont 50 jours à plus de 3500 mètres d’altitude, suivis de trois mois de préparation montagneuse en Haute-Savoie. Un corps enfin (presque) tranquille et affûté. Je me sens prêt.

Les jours précédant le départ sont toujours source de stress pour moi. Les questions incessantes : “J’emmène ou pas ?”, “Combien ça pèse ?”, “Est-ce que la batterie est chargée ?”, “Combien de barres énergétiques, de gels, de grammes de cacahuètes ou de raisins secs ?” tournent en boucle dans ma tête. Tant d’indécisions qui semblent parfois aussi épuisantes que l’effort physique lui-même. Je change ma selle la veille, car rouler six heures n’est pas la même chose que rouler vingt-quatre.

Les préparatifs terminés, le jour J arrive. Je quitte le Mountain Store Decathlon à Sallanches vers 17h, direction Briançon où je suis hébergé chez Marie, une amie rencontrée par hasard quelques jours plus tôt. Après quatre heures de route, sous des averses et des crues, me voilà arrivé. Le Galibier a été fermé quelques minutes après mon passage, j’ai eu chaud. Dire que dans quelques heures, je serai sur le vélo. J’enfile un énorme dîner glucidique comme ces derniers jours et me couche pour quelques trop courtes heures de sommeil. À 2h45, le réveil sonne.

Tout est prêt. Je m’habille, prends un nouveau gros petit-déjeuner et quitte mon point de départ, direction l’Izoard, le premier col. Avant même d’attaquer les premières pentes, dans le premier faux plat, un van me double et s’arrête. C’est le père d’Augustin, un autre passionné qui s’est lancé dans l’aventure. Son père lui porte assistance tout au long de son défi : “Tu fais les 7 Majeurs ? Mon fils est juste derrière.” Augustin me salue et me double, je ne m’accroche pas, il est plus léger et trop rapide pour moi.

L’Izoard, lunaire

Il est 4h du matin lorsque j’attaque le col. C’est le seul que je connais, il est magnifique. Les jambes fraîches, il me paraît simple malgré ses 19 km et ses 1200 mètres de dénivelé. Je passe les premiers kilomètres de façon méditative, en écoutant de la musique instrumentale.

Agnel, préservé

Je ne prends pas le temps de m’habiller en haut de l’Izoard, attendant que le soleil me réchauffe. Une erreur. Comme souvent au début d’un défi “chronométré”, je ne veux pas perdre de temps, comme si une minute allait changer quelque chose sur un défi de 24 heures. À 60 km/h dans la descente, je tremble. Je craque et finis par enfiler des gants, difficilement.

Au pied, Château-Ville-Vieille, la découverte du Queyras. Le château surgit des nuages, comme dans un film de Miyazaki. Je recroise Augustin lors de mon premier arrêt à la fontaine d’un village. Lui aussi congelé, il a pu se réchauffer avec un thé. Il me double à nouveau, je le suis à distance. La route longe une rivière, des dizaines de marmottes curieuses sortent de leur terrier pour me saluer.

Agnel est long, la pente se raidit au fil des kilomètres. Il se mérite. Mes douleurs aux genoux, tant redoutées sur le long terme, font leur apparition, en même temps que la neige sur le sommet. D’innombrables skieurs acharnés ne souhaitent pas la fin de la saison. J’en profite pour demander de la crème solaire, la mienne oubliée à la maison. Pas de nuages à l’horizon, cette longue journée s’annonce belle.

Je finis les derniers lacets au milieu de murs de neige avant d’atteindre le sommet : “Colle Dell’Agnello, Italia”, 2744 mètres, nous y sommes. Le voyage ne fait que commencer.

Sampeyre, authentique

Aucun doute, me voilà dans le Piémont italien. De magnifiques toits en lauze dans des villages endormis et les premiers “Ciao” des nombreux cyclistes matinaux. Un pays qui s’éveille dans la douceur. Je m’arrête au bord du magnifique “Lago di Castello” où les locaux prennent leur premier café de la journée. On se sent au siècle dernier, l’occasion pour moi de recommander la pépite cinématographique italienne de 2024 : “Il reste encore demain”.

Après une petite erreur d’orientation qui me fait revenir sur mes pas, je croise à nouveau Augustin au pied du col. Il se découvre, je fais de même, la température monte. Un nouveau plein d’eau. Mon vieux Garmin m’affiche à nouveau le profil du col : 16 km à 8,3 % de moyenne. L’équivalent d’un Ventoux par Bédoin, rien que ça. Beaucoup de monde au pied, qui se grimpe dans les mélèzes.

Je croise plusieurs Français dans l’ascension, dont le patron d’ASO, qui souhaite sans doute se changer les idées à une semaine du Tour de France, et Julien, un cycliste sympa et chevronné avec qui je sympathise et avec qui je ferai toute la montée. Eux aussi sont suivis par un van d’assistance. Ils acceptent de recharger mon téléphone lors de la montée du col, j’ai emmené la batterie externe mais pas le bon câble. Mes étourderies me perdront.

Julien a reçu des torrents d’eau hier, sa motivation en a pris un coup. De mon côté, les jambes restent bonnes mais les douleurs aux genoux s’amplifient. Je commence à douter fortement de ma capacité à achever ce défi. La pente est raide et régulière, le paysage est verdoyant. Nous sommes à l’extrémité des Alpes, le Piémont se dégage sur notre droite. Les routes sont étroites et en mauvais état, rien à voir avec l’asphalte français, cela rend l’ascension plus difficile encore.

Il est 11h lorsque j’arrive au sommet. Je retrouve Augustin, qui accuse le coup, la troupe française rencontrée dans l’ascension ainsi que d’innombrables cyclistes italiens qui profitent d’un des rares jours de beau temps pour étrenner leur maillot de la “Fausto Coppi”, cyclosportive au nom de la légende cycliste locale des années 40. Je me pose rapidement pour manger, barres maison sur la recette de l’ancien cycliste pro Pierre Rolland et cacahuètes bien salées. Je n’arrête pas depuis ce matin, je n’ai pas le choix.

Fauniera, éprouvant

La descente tortueuse est magnifique. Un arrêt photo s’impose au niveau de l’église San Peyre. “Vale la pena frenar” me souffle-t-on. C’est clair. S’ensuit un autre arrêt hydratation. Des fontaines dans chaque village, sur la place de l’église et de la mairie. De magnifiques gorges pour une fin de descente bien trop courte à mon goût. Déjà, le GPS en veille s’allume : “Montée dans 3… 2… 1…” et c’est parti pour l’ascension du col de Fauniera. Julien m’avait prévenu que c’était le pire. Son autre nom, “Colle dei Morti,” est aussi effrayant que sonner la cloche d’alarme. Il était encore fermé pour travaux il y a une semaine.

C’est une montée de plus de 20 km qui s’annonce, deux bonnes heures d’effort. Mes genoux souffrent, je les soulage en danseuse. La route se rétrécit après un tunnel, je perds la notion du temps. Je zigzague pour réduire le pourcentage. Après 15 km, des murs se dressent devant moi. Je suis contraint de descendre du vélo et marcher, pour me soulager. C’est à ce moment que je réalise que je suis sur le grand plateau depuis le début de l’ascension. Une totale perte de lucidité qui explique l’enfer que je vivais. Je m’en veux terriblement.

Je repars cette fois avec le petit plateau, cela me semble presque facile, bien que la douleur persiste. La route se transforme en chemin de terre par endroits, sous les énormes racines des arbres. “C’est gravel?” me dis-je. Progressivement, le paysage change. Je passe les 2000 mètres d’altitude pour la quatrième fois, le vert laisse place au gris. Un col minéral, saisissant.

Les dernières pentes sont vraiment rudes, mais je bascule avant un dernier “coup de cul”. La statue de Marco Pantani m’attend en haut, souvenir de l’attaque du “Pirate” lors de l’étape du Giro d’Italia en 1999. Pantani, c’est l’audace, le panache, le romantisme à l’italienne, et la controverse. Tout sauf l’indifférence. Je porte aujourd’hui mon maillot rose du Giro, un petit hommage.

C’est le quatrième col sur sept, après un final sur terre. Je n’ai jamais grimpé quelque chose d’aussi dur. Vite, à manger, encore.

Lombarde, sauvage

La descente est superbe et infâme à la fois. Dès le troisième virage, je manque de me faire embrocher par un automobiliste italien imprudent. C’est beau mais je m’en souviens peu. Pressé d’arriver à Demonte pour une vraie pause, la première, et elle est plus que nécessaire.

Je m’attends à une vraie ville, mais je trouve un des seuls cafés du village ouvert. Je fonce au comptoir et baragouine en anglo-hispano-italien pour commander un café “lungo”, qui s’avérera être un demi-expresso français, une focaccia, un croissant à la pâte à tartiner, un bout de pizza, et deux énormes poches de glace pour mes genoux. Cinq minutes plus tard, “Prego, cinque euros”. Honnête. Quitter l’Italie sans goûter à quelques spécialités locales aurait été frustrant.

Je dévore ce que je peux, garde le croissant pour ma poche arrière et repars pour la Lombarde. En sortie de village, je croise Augustin à nouveau. Nous sommes toujours sur un rythme assez similaire et partons pour un nouveau bout de chemin ensemble. Trois copains l’attendent pour ses deux derniers cols. Il m’en reste trois. Et voilà que quelques kilomètres plus tard, je retrouve parmi ses amis Flo, le beau-frère de mon colocataire. Nous partons pour l’ascension à quatre puis cinq.

Avec un petit plateau, je me sens beaucoup mieux dans la Lombarde, mes genoux souffrent moins, ou du moins, j’y pense moins. Flo m’accompagne toute l’ascension, il connaît la montée et me décrit chaque rampe. On parle de tout et de rien, je ne me souviens plus bien. Augustin est plus à la peine derrière, avec les deux autres.

Chaque col est beau et dur à sa manière. Boisé et verdoyant au début, plus rocailleux à la fin. La fin est moins raide, une sorte de gros plateau en altitude avec des vues panoramiques époustouflantes. En haut, toujours le même rituel : on se couvre et on mange, après une photo de groupe cette fois.

La Bonette, hors norme

Retour en France. Je n’ai pas vu le panneau, mais l’état de la route suffit pour le comprendre. Un billard direction Isola 2000, station sans charme dans une pourtant si belle montagne. Le village d’Isola, situé plus bas, est plus charmant. De la musique, des habitants sur la place, j’y resterais bien. Nous sommes désormais dans le Mercantour, si sauvage.

Nous remplissons les bidons et reprenons notre souffle avant la longue vallée de la Tinée, direction un nouveau géant : la Bonette. Le vent s’est levé et a tourné, nous l’avons de face. Je suis ravi de pouvoir m’abriter derrière Flo et ses amis, qui nous tirent jusqu’à Saint-Etienne-de-Tinée. Une aide précieuse.

À Saint-Etienne, il fait bon vivre. Les locaux profitent du soleil, je suis jaloux. Nous faisons un détour chez les parents de mon colocataire qui habitent le village. Un sirop, de la glace pour les genoux et un peu de salé, pour changer. Je m’assois, ni trop, ni trop peu. J’ai peur de ne plus savoir repartir, il est 19 heures, j’ai complètement perdu le fil du temps.

Je repars en solitaire, les autres sont partis accompagner Augustin qui attaque son dernier col. Il est exténué, je commence à faiblir également. Je ne sens plus vraiment mes douleurs aux genoux pourtant insoutenables il y a quelques heures, ils sont sans doute anesthésiés.

J’ai l’impression de voir le même panneau de kilométrage à chaque fois : “Cime de la Bonette, 19 km,” comment est-ce possible? Le jour se couche progressivement, au milieu des prairies alpines parsemées de fleurs sauvages. Puis une cascade au milieu des alpages. Personne ou presque. Ce n’est plus l’heure de rouler ni de randonner.

Je retrouve les autres au camp des Fourches, un village abandonné, sans doute autrefois utilisé par les chasseurs alpins. Il fait froid et la température continue de baisser. Cette fois, je me couvre. J’enfile tout : manchettes, jambières, doudoune, coupe-vent, tour de cou, et gants. C’est sans doute trop, peu importe. Je fais mes adieux à Flo et ses amis qui redescendent avant la nuit et poursuis dans le paysage minéral dégagé, au soleil couchant.

Après quelques nouveaux kilomètres interminables, me voilà au col, dans la neige : 2715 m. La trace passe par la cime, à gauche. La cime est la plus haute route asphaltée d’Europe, située à 2802 m. Elle est fermée par quelques gros murs de neige. Je ne suis plus à ça près. Je porte le vélo et escalade les murs, cales aux pieds. Toute la puissance des Alpes se dégage devant moi.

Après une dernière rampe toujours plus raide, le panneau de la cime. Je suis trop fatigué pour le lire. Un vague souvenir de Napoléon III dans ma tête, sans doute à l’origine de la construction. Je ne m’éternise pas, il fait 0°C. Je redescends de l’autre côté, doublant trois déneigeuses endormies pour la nuit et un dernier mur de neige. La nuit tombe sur la descente, qui me paraît aussi interminable que l’ascension.

J’arrive à Jausiers. Il fait nuit noire. Augustin vient d’arriver également. Il se couche déjà. Il a été plus raisonnable que moi et n’est pas passé par la cime. Son père me donne un bout de pizza, puis je repars.

Vars, hallucinant

Il fait nuit noire, Jausiers s’endort. Le début de l’ascension est relativement facile, une longue ligne droite que je ne pourrais décrire. Un virage à gauche. La route s’élève. C’est le dernier col. Je ne profite pas, je ne profite plus. J’ai froid, puis chaud. Des bouffées de chaleur, sans doute trop couvert. Je me sens mal, je ne sais pas si j’ai trop mangé ou pas assez, si j’ai assez bu. Tout se mélange dans ma tête.

Je vois la pleine lune orange au loin, elle est magnifique. Et toujours ce vent glacial. Soudain, un éclair au loin, puis un autre derrière. La pente dépasse les 10 %. C’est trop dur, je vais marcher un peu. Je suis encerclé par les orages. Malgré quelques gouttes, je n’entends pas le tonnerre. Ils doivent être encore loin. Je ne suis plus très lucide. Je prends un dernier gel à la caféine, si tant est que cela serve à quelque chose, au moins psychologiquement.

J’alterne entre la danseuse, les zigzags et la marche dans les trois derniers kilomètres infernaux. Je sais que j’y suis presque, mais je souffre. Me voilà enfin au sommet, je suis lessivé. Je crains l’arrivée soudaine des orages et ne prends même pas le temps de faire une photo au sommet, ça n’aurait pas été la plus belle.

Dans la descente, deux chamois et trois lièvres se jettent sous mes roues, enfin, je crois. Je l’ai échappé belle. Des patous surveillant leur troupeau me réveillent quelque peu avec de méchants aboiements. Me voilà en bas, il me reste 20 kilomètres de faux plat. Je piquerais bien un petit somme, mais je ne sais pas comment je me réveillerais. Je choisis de terminer.

Je n’ai aucun souvenir de ces derniers kilomètres hormis quelques traversées de villages endormis que je ne saurais citer.

L’arrivée

Il est 1h30 passé. J’ouvre la porte de chez Marie. Elle m’a laissé une pizza et un gentil petit mot. C’est adorable, j’ai faim, mais je n’arrive plus à manger grand-chose. Je m’enfile tout de même une moitié comme je mangerais une poignée de cacahuètes. Je reprends mes esprits, préviens mes proches et file à la douche.

Je tombe de fatigue, je ne suis pas certain de bien dormir, mais l’endormissement ne sera pas difficile. Je suis parti il y a 22 heures, j’ai bouclé la boucle. Je suis fier de moi, je suis “Chevalier des 7 Majeurs”, dans la douleur, ne sachant plus comment je m’appelle, mais avec la certitude d’avoir vécu une sacrée expérience.

Je ne peux que conseiller les 7 Majeurs à tout amateur de montagne, de sensations fortes, de paysages rêvés, de romantisme et de mélancolie. Pour ma part, je reviendrai, en prenant le temps, cette fois.


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